Rendez vous à une terrasse pour un tête à tête
hors temps, une chaussée de Waterloo aux bruits agressifs, un infâme trafic
routier. Avant goût d’un été bruxellois chaud. Cela nous pousse à l’intérieur du restaurant La Cigale. L’air étouffant est propice
au relâchement. La bière froide très alcoolisée permet de voyager dans les ruines du passé grâce aux photos
anciennes en noir et blanc. Quelques écrits d’époque sont aussi sur la table.
Le but était de confronter nos souvenirs, la passion de garder en vie l’esprit
d’un temps révolu. Tout un monde de disparus revient à la surface, visite de
catacombes, lutter contre l’avancée du royaume des morts .
Les menus sont commandés, de la bonne cuisine
bourgeoise. Une jolie serveuse s'active. Deux anciens de l’École de métiers d’art de
l’abbaye de Maredsous se sont ainsi retrouvés grâce aux miraculeuses connexions
d’Internet. Les circuits du hasard ont mis en présence un créateur de bijoux
connu et un autre ancien élève, qui n’aura jamais pratiqué la céramique, mais
sera resté un passionné du dessin. Ils
se racontent ce que fut leur rencontre avec cette école particulière créée par
des bénédictins, orientée vers l’artisanat d’art. Les souvenirs sont plutôt
concordants sur les noms de personnages qui jaillissent de l’oubli. L’éclat
d’un monde absent qui aura pourtant marqué leur style de vie. Chacun baigne à
tour de rôle dans le mystère des années soixante. Attablés, les échanges de souvenirs s’accélèrent
devant un menu typiquement belge. Plusieurs carafes de vin rouge du patron font
le reste. Il est question dans la conversation de l’Esprit de Maredsous, une ambiance
spéciale, aux contours difficile à cerner,
mais qui brille d’un singulier éclat au point qu’un demi siècle plus tard les
effets s’en font encore sentir. Un projet pédagogique presque luxueux, hors du
monde de l’utilitaire, osait se pratiquer sous le parrainage de moines
bénédictins ouverts sur le monde. Le miracle à portée de main pour adolescents
à l’avenir inquiétant. Les parents par un étrange désir trouvaient soudain une
bonne adresse in extremis pour leur progéniture.
Au petit matin, sur un horizon alcoolisé, une
vision de l’origine d’un parcours s’élabore. Autour de la table
deux archéologues grattent le terreau de l'Ancien. On parle aussi de
croisières, de la phobie de l'avion. Dernière bière forte de Maredsous.
L'établissement est quasi vide maintenant.
Un étrange recoupement apparaît soudain, point de
ralliement de deux histoires, événement déclencheur. Un tableau du peintre
Marcel Warrand accroché dans le bureau du directeur de l’école le Père Grégoire
Watelet. Cette œuvre est restée vivante
dans nos mémoires. Un style qualifiée d'abstraction lyrique. Donnait quelque
chose à voir d’autre, avec la puissance de la nouveauté. Une beauté qui
prend par la main. Ouvre un nouveau
champ sous le signe de l’esthétique, ce concept qui ne coure pas les rues. De
quoi vous retourner. Nouvelle balise d'une biographie pour chacun. Le début des
années soixante. Un passage secret de l’artisanat, idée première de la création
de cette école, au monde des artistes.
Les petites heures se pointent. Le personnel est
fatigué, le restaurant ferme. On empile les chaises.
*
Revenus au même endroit, essayer de ne pas perdre
un fil conducteur de son histoire. Quelqu'un parle. Un parcours non linéaire,
pas celle des vainqueurs assis sur les décombres d’une ville conquise. C'est plutôt une promenade en
cercles concentriques. Avec des buissons de souvenirs aperçus, disposés au
hasard. L'on revient pourtant à un moment privilégié, celui qui colore une vie.
Un saut qualitatif, du familial à la vie sociale. C'est l'entrée dans une école
hors du monde habituel. Un côté artisanal pourtant ne résumera pas l'ambiance
générale de cet internat. Travailler la matière, le bois, les métaux et la
terre glaise pour donner des atouts à des jeunes défavorisés de la région
serait une courte vue. Le cadre qui structure cet établissement peut éclaircir
les choses. La direction de l'école dépendait d'une abbaye bénédictine. Une
ambiance intellectuelle plutôt tolérante, ouverture aux grands courants
artistique de l'époque. Relancer l'art religieux entre autre. Pour les élèves,
des cours théoriques réduit au minimum,
ne diminuait pas la valeur de l'enseignement. En fait une occasion unique
d’être en contact avec un peintre et un sculpteur connus, Marcel Warrand et
Félix Roulin . Vivre de leurs commentaires, comprendre la logique de leur vision du monde. Ces personnages étaient en plein
élan créatif, parvenaient à transmettre avec sérieux leur enthousiasme. On
était au-delà de l'apprentissage du savoir issus d’un programme. Il se
produisait un choc éducatif car l'on changeait de monde avec la sortie du
discours parental. L'adolescence prenait une coloration inédite en des temps
difficiles. Un demi siècle plus tard, les événements des années soixante
restent vivaces. Les questions anciennes sont toujours d'actualité.Il s'agit d'être en état de curiosité et de
créativité. Garder vivace la capacité d’étonnement. Des choses neuves sont advenues. Le monde des logiciels
numériques est apparu, devenu réel aujourd’hui, ce qui était inconcevable à
l'époque. Être émerveillé devant
ces nouveaux outils. On parle de réalité
augmentée. Impossible de comprendre ce phénomène post-industriel sans faire
l’histoire des nouveautés logiques. On simule maintenant de la tôlerie en trois
dimensions sur écran; faire grâce à des programmes spécialisés tel le logiciel Sculptris du modelage de formes et leurs
donner une diversité de matières grâce à des fonctions multiples. La photo
numérique aura, grâce aux pixels, permit
de présenter des vues inouïes,
impensables en des temps anciens, une démocratisation radicale. L'argentique
restera nécessairement assez élitiste. La beauté
du noir et blanc, un moyen d’expression pour cercles restreints, a une
qualité qui est plus proche de l’inconscient, d’une ambiance de rêve. L'étrangeté c'est que la couleur en photographie est moins parlante. La soirée
se termine avec des considérations sur la modernité en cours. Une passionnante
mutation. L'on trouve maintenant sur Internet des algorithmes créant des
fractales semblable à la pousse des fougères. La théorie des nombres se diffuse
dans le grand public. Après une longue soirée dans cette taverne, l'un des deux
anciens de Maredsous s'arrête de parler.
Il est étonné de l'intrusion du mathématique dans l'art. Un enthousiasme devant
de l'inédit, insoupçonnable dans les
années soixante. Une évolution folle aux conséquences incalculables tel la
prolifération d'une arborescence du jeu de la vie mis au point par
le mathématicien Conway. L'étincelle initiale du cours de dessin et de modelage
de Maredsous n’arrête pas de guider les désirs d'aujourd'hui
Bruno Goidts. Mai
2012